.
« Larsdotter, qu'est-ce qu'il t'arrive ? L'hôpital t'a confondue avec un balai et on t'a plongée dans la javel ? »
Elle ne bronchait pas. Elle sortit sa trousse, son cahier, laissa son sac tomber par terre et s'assit calmement. A seize ans, on aurait pu croire que Carin était quelqu'un d'enjoué et vivant, il n'en était rien. Enfin. Avant oui. Quand sa mère était encore là, la brune savait rire avec ses camarades. Mais ces derniers temps, elle ne leur répondait pas, leur posait un lapin dès qu'il s'agissait de sortir, les regardait indifféremment et ne pipait un mot.
« Je ne vais plus à l'hôpital. »
Les ricanements s'arrêtèrent. Ceux qui la critiquaient ardemment la veille, entre eux, relevèrent la tête et la dévisagèrent. Elle leur tint tête, jusqu'à ce que je claque la porte de la salle pour témoigner de ma présence. Tout le monde se retourna, me salua, tout le monde, sauf Carin.
Il est étrange de constater à quel point ce visage rieur et détendu était devenu froid. Seule, au fond de la classe. Elle ne regardait jamais le tableau, sauf quand il ne fallait pas. Comme ces derniers jours, elle griffonnait sur son cahier, sans suivre les cours. Elle m'inquiétait. Dans la salle des profs, elle était un sujet de conversation pas mal courant ces derniers temps. Larsdotter et sa mère. Larsdotter dont les notes chutaient ostensiblement, sans qu'on puisse l'aider. En cours de soutien, elle gardait le même dégagement, la même nonchalance blasée. Et rien ne pouvait la replomber un bon coup.
Pourtant, c'était quelqu'un de très important dans la classe. Responsable et mûre, joyeuse était celle qui entraînait sa grande bande d'amis dans des délires hilarants. Certains même étaient dépendants d'elle, et ça, elle ne le voyait pas, elle voulait juste qu'on rie. Élève sérieuse et toujours drôle, elle savait dédramatiser n'importe quoi, jusqu'à la situation de sa mère. Mais là je parle d'elle comme si Carin était morte.
Non, Carin n'était pas morte. Ses yeux, si.
Les professeurs devinaient. Ils devinaient que sa mère, hospitalisée, avait succombé.
J'aurais voulu lui dire quelque chose moi. Un simple « ça ira » ou un « si tu veux, je peux t'aider » ? Elle aurait trouvé ça bête. Tout le monde lui proposait son aide, j'imagine.
J'aimais bien Larsdotter. En plus de mettre de l'ambiance et d'être appliquée, elle dégageait quelque chose d'atypique. Du chaos dans son ordre, du bordel dans ses dossiers. Et pourtant, de la sagesse. Elle était sérieuse, mais rien ne le laissait deviner. Ses vêtements improbables nous arrachaient souvent des sourires. Grâce à elle, de nombreux professeurs auront pu dire une fois dans leur carrière « asseyez-vous et enlevez vos masques de ski. »
Mais ses camarades avaient quoi d'être étonnés. Ce matin là, Larsdotter était venue coiffée d'une touffe blond platine. Oui, il y avait de quoi se moquer d'elle. Même moi, j'étais troublé pendant le cours. Je ne la regardais pas, mais ce n'était pas si inhabituel, enfin. Enfin là, pile aujourd'hui, elle s'intéressait un peu à ce qui se disait. C'était pitoyable. J'ai quand même le double de son âge et je bafouille à cause d'elle. Satanée Carin.
A la fin du cours, tout le monde sort, riant, discutant des programmes télés ou des parutions musicales, sur le ton insouciant sur lequel les adolescents sont passés professionnels depuis bien des années. On connaissait tous la Larsdotter qui traînait parce qu'elle parlait en rangeant. Toute conversation avec elle devenait impossible : elle fuyait ses camarades et les professeurs ne pouvaient s'enquérir de ses soucis. Et là, en relevant ma tête, j'ai eu peur. Surpris de voir sa silhouette au fond ranger lentement ses crayons et affaires. Hésitant, je ne sais pas quoi dire. C'est vrai, on doit la harceler chaque jour avec des « ça va ? ». Elle se rend compte de mon stade de réflexion et son regard suffit à me dissuader de poser toute question superficielle. Ça promet.
« Larsdotter, j'ai entendu parler du concert des.... »
« Non merci monsieur. »
Et elle sort précipitamment.
.
« Carin, excuse-moi d'avoir été brusque tout à l'heure. Mais voir une élève souffrir ainsi n'est pas vraiment rassurant, surtout pour un professeur qui t'aime bien, tu comprends ? Mais c'est surtout ma désinvolture qui a été regrettable et... »
« C'est bon. »
« Tu sais, je vais devoir te répéter l'éternel protocole, si tu as un problème, n'hésite pas à aller voir un adulte, à te confier et... »
« C'est bon. Merci monsieur. »
« Ta mère est morte n'est-ce pas ? »
« … Ca fait deux mois déjà. »
« Ah. Mais tu sais, il ne faut pas rester empêtré là-dedans. Je ne te dis pas qu'il ne faut pas s'en faire, juste apprendre à aller de l'avant et... »
« Mon père m'a déjà dit tout ça. »
« Ton père se porte bien ? »
« … Oui. Il va se remarier. »
.
Je ne sais pas où je me suis trouvé le plus bête. A essayer de lui parler, à lui arracher quelques confidences.
J'ai entendu parler des Liés. Un destin étrange que nous réserve la vie. Je n'irai pas jusqu'à dire que l'adolescente platine est la mienne, mais parfois, j'en ai bien l'impression. Enfin, il n'y a aucune perversité là-dessous. J'essaie juste d'anticiper. De ne pas me retrouver au pied d'un mur dans quelques temps si je n'y avais jamais songé. C'est vrai, il faut tout prévoir.
Je n'ai pas la tête à corriger cinquante copies. Non non, surtout pas. En plus, penser à elle. Je n'ai rien de pédophile. Je ne suis pas du tout attirée par une de mes élèves. Je m'inquiète juste pour elle. Un peu trop, parfois je remarque. Non non. Carin s'en remettra. Espérons que sa belle-mère soit une femme admirable et qu'elle sache combler ces fissures.
J'essaie aussi de me dire que le Lien, ça n'existe pas. Et que je me fais des idées. Espérons aussi que je sois muté, que je m'aère la tête et que j'arrête de me tracasser pour ça...
Je m'inquiète pour elle peut-être pour combler mon propre déficit. Il y a quelques mois, la femme que je croyais être celle de ma vie m'a quitté. Eh, je croyais jamais m'en remettre. Mais mes classes, mes cours, les sourires de mes élèves, ça, ça encourage. J'ai su qu'il ne fallait pas éternellement me morfondre et depuis je vais bien. Mais peut-être que ça recommence. Que je me fais trop d'idées. A l'époque, je croyais sincèrement qu'Estelle était ma Liée. Mais non, Frederic, tu es bête, tu es si bête ! Elle est partie, et tu t'en es remis. Alors calme-toi. Et Larsdotter, c'est une élève comme une autre, elle a un brillant avenir devant elle, elle se ressaisira.
.
« Frederic, il n'y a plus de pain. »
« J'en achèterai. »
« Haha. J'aime bien ton frigo. Que des portions de célibataire. »
Une élève comme une autre, hein. Alors expliquez-moi pourquoi je me réveille et je crois une adolescente avec des cheveux presque blancs fouiller dans mon réfrigérateur. Je me lève, je passe ma main dans ses cheveux, je vais dans la salle de bains, histoire d'avoir du pain le plus tôt possible, eh, avec Carin, on ne plaisante pas.
« Tu retournes chez toi ce soir ? »
« Pas besoin. J'ai mes affaires, là. »
« Ah. Oui, tes vêtements ont séché. Tu feras attention à ne pas prendre mon pull. »
« Comme je fais attention à faire un détour pour ne pas venir avec toi, je sais. Mais c'est facile, je marche vite, j'arrive à venir d'une autre direction sans qu'on remarque. Hier, Angeli' m'a demandée pourquoi je... »
« Ton père ne s'inquiète pas ? »
Son regard s'assombrit. Aïe. Frederic, tu es un imbécile. Tu l'as pourtant écoutée des heures, ta jeune nymphe, à parler de sa mère, de son père, de son couple parental heureux, de ses goûters d'anniversaires géniaux, des veillées de nouvel ans conviviaux. Tu l'as écoutée des heures, cette fille qui fait la moitié de ton âge, et qui pourtant a une voix sûre et mature. Alors pourquoi parles-tu de son père ? Tu étais pourtant d'accord avec elle, quand elle disait que son père n'était qu'une ordure. Qu'il allait se remarier alors qu'il avait perdu sa déesse. Qu'il l'avait oubliée, sa femme, avec qui il avait eu une fille, et qu'il a élevée avec amour.
« Non c'est bon. Ce soir, y a un concert aux Rocks. Tu viens ? »
« Aujourd'hui je donne des contrôles surprise. Je devrai les corriger. »
« Haha, même le mien ? »
Je sais que c'est mauvais. Qu'un jour quelqu'un saura, son père ou la police, je sais pas. Mais pour l'instant, il fait savoir apprécier ces moments où on sait que le danger viendra, mais qu'il n'est pas encore là.
« J'aimais bien tes cheveux noirs. »
« Alors tu les reverras. Aujourd'hui, on fait quoi ? On se passe une quinzième fois la journée devant la télévision ou on essaie de cuisiner un énième fondant au chocolat ? »
« Je fais moyennement confiance à la cuisine. La nôtre en fait. »
Elle rit. J'aime bien l'entendre rire. Pas comme elle me lançait un « non c'est bon » indolent et froid.
.
« Tu sais Frederic, mon père est comme moi. »
Je lui avais pourtant dit de rester à l'intérieur quand je fume sur le balcon. Il fait froid et noir, et la fumée, c'est pas bon. Je croyais pourtant lui avoir appris tout ça.
« Ah ? »
« Il est même mieux. Il a essayé d'aller de l'avant, comme tu disais. C'est bien ce que je lui reprochais, mais il n'y avait pas de quoi. Il aurait fini par se suicider s'il était resté seul, le regard éteint. »
« Toi aussi, tu aurais fini par te suicider ? »
« Peut-être. »
« Heureusement que j'enfreins la loi, alors. »
« Je vais quand même retourner chez mon père. Ça fait des mois que je dors ici et que je squatte, c'est pas bon. Mais je ne signale aucune séparation, hein. Juste histoire de rassurer les vieux. »
« Je vois. »
Il neige. J'écrase le mégot et je l'incite à rentrer. Elle me paraît plus forte. Décidément plus forte qu'il y a des mois, quand je lui demandais faiblement si ça allait, ou plutôt, quand je me demandais s'il fallait que je lui pose des questions. Même à l'école, ça va mieux. Elle discute à présent de nouveau avec ses camarades. Mais elle n'est plus comme avant. Elle n'incite plus les fous rires généraux, et n'est plus une figure. Je crois qu'elle se sent mieux comme ça. Elle paraît avoir moins de poids sur les épaules. Ça me soulage. En cours, on fait du mieux qu'on peut. Elle continue à dessiner. Je la reprends parfois, peut-être de manière assez peu imposante, mais les élèves en ont l'habitude. Pour l'instant, on arrive à gérer le double-jeu. Tant mieux. Même si parfois c'est difficile.
Ses notes sont revenues à la normale, les professeurs soupirent d'aise. On me félicite pour bien l'avoir coachée. Haha. S'ils me félicitent pour mes quelques mots que je lui ai adressés en cours, j'en ris.
.
«Frederic, je pense aller à Stockholm. »
« Ah ? »
« Tu me fais rire avec tes ah toujours étonnés, haha. Il faut bien que je démarre mes études, et je n'ai pas l'intention de rester collée ici. Mon père recommence à m'irriter. Ils ne blasphèment pas ma mère mais presque. Ils m'énervent avec leur projet de maisonnette. Leur projet de bébé, alors qu'ils ont dépassé la cinquantaine. »
« Je vois. T'as des idées pour tes études ? »
« Je voudrais bien devenir professeur. »
« Quelle nouvelle ! »
« Haha. En fait, enseigner et aider les adolescents ne me paraît pas du tout fâcheux. J'aimerais bien devenir professeur dans le secteur secondaire, collège, et le Suédois me paraît être une bonne option. »
« Je te croyais plus scientifique. Tu me déçois. »
On rigolait là, mais tous les deux savions qu'on allait aborder un autre sujet. Juste après.
« J'imagine que tu ne vas pas venir à Stockholm pour moi. »
« J'imagine que tu as compris aussi qu'une relation à distance n'est pas bonne. »
« Alors nous imaginons la suite. »
Au final cette histoire n'aurait pas été triste. Pas de début, pas de fin. Juste des moments pleins de sublime et d'éclats, trop beaux pour être vrais. Le souvenir de ce soir où je l'ai invitée à monter prendre un thé, la voyant s'ennuyer sur un banc ne restera pas forcément inoubliable ou merveilleux, mais ne laissera aucun regret.
A la gare, pas de larmes, pas de rires, pas d'adieux. Juste un sourire ébréché, des signes de mains brefs. Carin Larsdotter avait quatorze ans de moins que moi mais m'a appris une juste mesure entre le regret et le désir, entre la rancune et le pardon. J'espère aussi lui avoir appris beaucoup de choses, et je suis plutôt soulagé qu'il n'y ait eu aucune Lien entre nous deux. Et maintenant, Frederic, trente-trois ans va corriger cinquante copies, tranquillement.
.
Pourquoi diable Carin voulait absolument contacter la chancelière, elle n'en savait strictement rien. Mais dès qu'elle la voyait à la télévision, entendait sa voix à la radio, voyait sa photo dans un journal, son cœur faisait comme un bond prodigieux. Ström captivait la jeune professeur, qui faisait étudier ses discours en cours. Les collégiens n'avaient peut-être rien à faire de la chancelière, et le Lien leur passait par dessus la tête parfois, mais la fermeté de leur androgyne de prof les intéressait. Elle n'était pas spécialement cruelle ou sympathique comme enseignant, juste ce qu'il faut. Ses cours endormaient parfois, comme ceux de n'importe quel professeur, les notes qu'elle donnaient attiraient peut-être de la haine contre elle, comme n'importe quel professeur, mais il y avait bien quelques uns, dans ce tas de moutons, pour s'apercevoir de la vivacité intérieure de l'adulte.
Elle avait tout donné pour se rendre à ce discours, tout, et avait été une des premières à l'applaudir, quitte à paraître pour une fanatique. Mais là, en tendant la main, elle s'était sentie parcourue d'un doute. Ström n'avait aucune obligation de lui répondre. Elle lui avait adressé un sourire poli, comme elle ferait en serrant la main d'un journaliste quelconque, et Carin croyait tout perdu.
Frederic lui avait appris à quel point les différentes gens peuvent s'assembler et se soutenir mutuellement, et Carin essayait de transmettre cette doctrine à ses élèves, qui l'ignoraient comme n'importe quel adolescent.
Et pourtant, ces soirs où Kristina et Carin cuisinaient un énième fondant au chocolat en mourant de rire, sur le point de détruire la cuisine, elle s'imaginait bien à quel point on peut tout faire si on est persévère bien. (ça fait morale à la shônen, non ?)
La grande jeune adulte aux cheveux courts n'est pas spécialement hypocrite, juste sait montrer ses limites. Et si ses élèves ne la reconnaîtraient pas en soirée (échanger une chemise contre un haut déchiré peut bien métamorphoser parfois), elle-même ne les traiterait pas différemment. Enfin, elle resterait dans son comportement encore adolescent et juvénile, et leur dirait d'entrer dans la ronde. Quand elle était collégienne, on la trouvait trop adulte, et maintenant qu'on la connaît adulte, on lui reproche d'être trop adolescente. Jamais de juste mesure, juste de l'insolence.
HS : je n'ai pas trouvé la partie absence huh honte à moi mais je signale que je serai absente pour 3 semaines à partir de demain. J'ai speedé parce que voir Sarah, ça donne du courage, et je jure aussi qu'un jour je dessinerai une Pure aux jolis seins /vasefairesortir.
Et je comprendrai s'il faut que j'étoffe les descriptions (inexistantes huhu).