Je n'ai jamais eu une vie très ordinaire selon moi. Je n'ai même pas une famille ordinaire, en fait. Ma famille, c'est juste ma mère, Viviane. Oui, appelons-la Viviane, puisque c'est comme ça qu'elle aime. Elle est aussi ma liée. Autant dire quand même si nous ne sommes que deux, cela fait de nous une famille soudée, non ? A vie. Même si l'on vient à se disputer, même si ça se dégrade entre nous, nous ne ferons toujours qu'un. Bien heureusement, nous nous entendons très bien et même si elle est complètement irresponsable et moi trop mature, même si nous sommes diamétralement opposées, nous nous adorons. Les autres gens de ma classe – des abrutis pour la plupart, des « passe-temps » – trouvent ça craignos d'avoir sa daronne pour Liée. Mais moi, ça me va. Après tout, rien ne vaut l'amour d'une mère et c'est d'autant plus vrai pour nous.
Je n'ai jamais eu à me plaindre de mon enfance ou de mon adolescence jusqu'à présent. Quand j'étais petite, Viviane s'occupait très bien de moi – maintenant c'est plutôt le contraire – si bien que je ne manquais de rien. Je n'avais pas de père, mais je n'en ressentais pas le manque puisque j'avais Maman, ma Liée, ma mère. Même si elle était bien jeune... A quatorze ans elle m'a eu ! Dingue. Mon âge actuel. Et je me vois très mal avoir un enfant maintenant. Mais si elle n'avait pas été enceinte à ce moment-là, jamais je ne serais née. Un mal pour un bien, non ?
Ah... Et Viviane se bagarre sans arrêt. Pas facile parfois de gérer ça. Ça me fait de la peine de la récupérer dans des états pas possibles... Je ne sais pas si elle se rend compte, mais c'est éprouvant. Moi je ne provoque pas de rixes, mais elle... Mon Dieu. Quelle lionne ! Quelque part, je lui en veux un peu de me causer autant de soucis, mais que puis-je y faire ? Je ne la changerai pas. Et puis bon... Je ne peux pas réellement lui en vouloir.

Moi, je suis bien plus mature et responsable qu'elle ; il en faut bien une. Plus que ça, on peut même dire que je suis froide, blasée, insensible, taciturne... Ce genre de choses, vous voyez ? On me parle souvent de mes yeux noirs et insondables, de mes lèvres fines et étroitement closes, de mes traits durs et sévères... « Lyra, tu fais limite peur des fois, on dirait une... euh... maîtresse d'école sortie des enfers ? Ça contraste drôlement avec ta tête de bébé ! ». J'ai le même genre de visage poupin et enfantin que Viviane. C'est bien là notre seul point commun physiquement. Elle est rousse aux yeux clairs ; je suis brune aux yeux noirs. Je dois ressembler à mon père... Mais nous avons le même visage de gamine. J'ai quatorze ans, mais les gens sont souvent indécis sur mon âge. Certain me donnent douze ans quand d'autres me donnent aisément dix-sept ans, voir même vingt-quatre ans, ou même trente selon comment je m'arrange ! J'aime cette particularité chez moi : je semble ne pas avoir d'âge. Lyra, créature immortelle, jeune enfant, adolescente, adulte prisonnière d'un corps prébubère. Bizarre, non ?
Au lycée, je ne me maquille jamais. Je reste telle quelle, au naturel. Je fais mon âge, voire plus jeune selon comment je m'habille. C'est comme ça que la plupart des gens me connaissent, ma mère comprise. Juste Lyra. La petite Lyra Biergson, la plus jeune de sa classe, studieuse, calme, besogneuse, intelligente, pertinente et discrète, qui s'entend globalement bien avec tout le monde, qui a quelques bons amis et dont on n'entend jamais parler. Gentille et adorable Lyra si elle n'était pas si distante et glaciale, voire même cassante. Mais je me maîtrise quand je suis au lycée, même si j'ai parfois envie d'en renvoyer quelques uns paître avec violence, à coup de répartie bien sentie. Mais il faut bien sociabiliser, hein ? Mouais.

Et puis il y a la Lyra du magasin, la « grande sœur » de Viviane qui garde parfois le magasin de prêteur sur gage. La brunette en escarpins, jupe serrée jusqu'au genou, pull col danseuse, toute de noir vêtue, queue de cheval haute et maquillage discret mais pointu. Certains pensent qu'elle est plus commode que Viviane, mais loin de là : sa « sœur » a de qui tenir ! Elle ne paie pas de mine, mais elle peut être impitoyable et cupide. L'œil sévère, la bouche grave. Et je mets même des lunettes à verres blancs pour compléter ma panoplie ! Malgré mon visage de gamine, j'ai aisément l'air d'une jeune femme de trente ans. Un peu petite, mais bel et bien adulte.

Et enfin, il y la Lyra qui sort... La Lyra séductrice qui pose devant les appareils des photographes. J'aime appeler cette Lyra « Sévigné », mon deuxième prénom. Plus mature que la petite Lyra de La Croisée des Mondes. Cette Lyra-là est plus extravertie, ou plutôt poseuse. Elle se maquille beaucoup, se noircit les paupières à l'eye-liner et au fard, se rougit les lèvres avec un bâton écarlate, crêpe ses cheveux et elle pose et s'expose telle une lionne enragée, brûlante mais toujours aussi froide en même temps ; Sévigné, le feu sous la glace. Sévigné n'a pas peur de blesser les autres, elle ne se gêne pas. Elle est haineuse mais les autres trouvent ça cool, parce que même si Sévigné n'est pas un modèle de canon de beauté comme dans les magasines, elle a quelque chose d'envoûtant et de charismatique, de fascinant et d'ensorcelant. Les photographes le lui disent : « Jamais je n'aurais pensé prendre en photo une fille comme toi... Tu es... Tu as un physique particulier, spécial... Tu es étrangement sublime. ». Et Sévigné esquisse un sourire sexy et fantomatique, faisant pétiller l'onyx de ses yeux sombres, offrant son corps cambré en sous-vêtements au regard de l'appareil photo. Sévigné aime l'argent. Elle s'amuse mais ne se met jamais en danger : l'alcool et la drogue à foison, ce n'est pas pour elle, pas plus que la baise trop facile ; elle préfère regarder la décadence des autres du haut de sa tour de sarcasme. Elle, elle se paie le luxe de choisir et de sélectionner. Sévigné, elle est courageuse, glacée, sardonique, solitaire, taciturne, forte, vive et rusée. Et puis elle a cette façon de regarder les gens... A la fois cruelle et pleine d'indifférence, mais en même temps acérée comme une lame chauffée à blanc. Elle vous transperce. Qui pourrait croire qu'elle est cette fillette sage au minois d'enfant ? Non, Sévigné est une lionne. Elle a commencé à poser à treize ans, parce qu'elle en avait marre des filles désespérément identiques que l'on peut voir dans les magasines. C'était un défi, une envie de révolution. C'était elle qu'elle avait envie de voir à la place de ces fades barbies : une piquante brunette à l'allure peu conventionnelle de femme-enfant luxurieuse de pureté. Et elle avait réussi, elle y avait même pris goût ; à l'argent, au regard subjugué des photographes, la jubilation qu'elle pouvait ressentir en ouvrant les magasines,... Mais tout ça, c'était mon secret. Le secret de Lyra.