Fortune de mer [Mon pirate]

Avril 2011, 23:34

Dans un quartier silencieux de Sollentuna. L'avenue dort. Les voisins sont vieux.
Jeremias n'a pas sommeil. Il a dormi toute la journée. Après près d'une heure d'hésitation ponctuée de longues secondes d'égarement et d'une sieste de treize minutes, il se décide et compose un numéro. Ça sonne. Il se racle la gorge. Ça sonne encore. Il se racle la gorge de plus bel. Ça sonne encore et puis, on décroche. Il reconnaît la voix. Voilà quelques temps qu'il ne l'a pas entendue. Il ouvre la bouche, mais s'étouffe. Il tousse. C'est un dragon qui rugit, coincé dans ses bronches. Il tousse, et renifle, et tousse, et renifle, et souffle.
- Bonsoir.
C'est la voix d'un tueur.
- J'ai fait naufrage.
Jeremias boit, déglutit, le dragon rend un dernier grognement, avant d'être noyé dans une nouvelle gorgée.
- C'est votre capitaine, précise-t-il. Je suis coincé dans une mer visqueuse et ses bactéries me prennent d'assaut.
À peine, il prend le temps de réfléchir, mais ne lui laisse pas le temps de répondre avant d'ajouter, impératif :
- Je vous envois un canot.
Il aurait pu raccrocher, mais il ne le fait pas, désireux de mesurer l'efficacité de son autorité avant d'imposer ses caprices.

Avril 2011, 14 : 36 au téléphone déglingué d’Ilyna

La tête est perdue dans une mer de partitions. Un métronome a échoué, quelque part, entre toutes ces blanches et ces noires. Il rythme le silence de sa rigueur agaçante. Mais la jeune pianiste ne l’entend pas. Elle s’est endormie, crayon en main. Elle passe son temps libre à inventer des lectures, à dénicher des morceaux pour Nicolaï.

Ça sursaute quand le téléphone vibre à côté de sa tête. Les yeux se tournent vers la fenêtre. Il fait déjà nuit. Elle tend le bras pour attraper la montre de gousset, se précipite sur la petite machine, inquiète.

Allo ?

Concert d’éternuements de l’autre côté du fil. Elle imagine le pire. Nicolaï fait un œdème de quincke. Il va mourir. C’est de sa faute en plus, elle en est sûre. Ce doit être les pommes de terre de cet hiver. Elles lui sont restées sur l’estomac.

L’oreille se décroche de l’appareil, lui lance un regard suspicieux. Cette voix n’est pas celle de Nicolaï. Les yeux lorgnent le numéro. Inconnu.

Le Capitaine ! Elle attrape sa main juste avant qu’il ne se noie dans la marée des souvenirs. De nouveau, elle éloigne le portable de son oreille, hésite à enfoncer la touche de fin d’appel.

Vous ne savez pas où j’habite.

Silence. Que vient-elle de dire ? Il l’énerve.

Quoi qu’il en soit. Je suis Pirate, pas infirmière. Je n’aide personne. Trouvez-vous quelqu’un d’autre

Elle jette le portable sur la console de la cuisine. Elle a raccroché. Les coudes se posent sur l'espèce de bar américain. La tête se cale dans la paume des mains. Ilyna affiche un sourire satisfait. On n'est pas des tendres Capitaine, nous dans la Piraterie. Il va falloir se battre un peu.

- Hey.
Un son continu dans le combiné.
- Hey.
Jeremias persiste. Ça reviendra, ça décrochera de nouveau.
- Allo? ... Allo?
Il secoue l'appareil. Rien ne change, le son s'obstine. Plus de voix. Il renifle, quelque peu dégoûté par la précarité de l'objet. Il le croyait plus performant. Il ne croyait pas que raccrocher fût si facile pour tous. Il croyait que sa machine à lui était supérieure aux autres, vu le prix qu'il l'a payée.
Remis de sa profonde déception, il recompose, et recomposera tant qu'il le faudra.
…
- Vous avez raccroché.
C'est un fait plus qu'un reproche.
- Pourquoi?
Question stupide.
- Non, laissez. Je vous rappelle dans le but de préciser certains points, puisque...
Il se racle la gorge. Les détails sont inutiles, elle risquerait de couper la ligne à nouveau. Avec ses dents.
- Je ne suis pas en quête d'une infirmière. Pas plus que je n'ai besoin de votre aide. C'est à vos services, que j'en fait appel. Vos services de pirate, évidemment. Vous avez beaucoup à gagner, et rien à perdre.
Si ce n'est un sain état de santé. Jeremias ricane intérieurement.
- Et vous pourrez renoncer à tout moment, bien entendu.
Pff.
- Ça ne durera qu'un moment. Ma femme de ménage a disparue dans un tourbillon de poussière, je ne peux sortir de chez moi, toutes mes chaussures se sont tirées, et je suis très... diabétique et, je n'ai plus de sucre et, j'ai besoin que l'on m'achète du chocolat.
C'est ennuyant, tout cela. Devoir s'expliquer...
- Je... je vous envois un canot...?
De devoir le demander l'irrite.

Vous êtes particulièrement agaçant

Ça pourrait se terminer là. Quand Ilyna secoue le coffre au trésor à côté de l’oreille, nul tintement de piécettes alléchantes. Mais il y a le Capitaine. Et il a fait naufrage. Quand même, l’individu ne manque pas de toupet. Plainte sourde de l’autre côté du téléphone. Elle se frappe le front, de la paume de la main.

C’est ridicule…

Très bien, vous gagnez. J’espère que ce n’est pas récompense fantôme que vous me faites convoiter. Sinon, je pillerai sans vergogne chez vous

Des pensées rationnelles lui montent au cerveau tout d’un coup. Il est bientôt minuit. Le Capitaine est nimbé dans le mystère le plus opaque. Elle hausse les épaules. Elle doit juste faire des commissions, après tout. Si elle a bien compris. Cela ne nécessite même pas de passer l’entrée.

Vous avez besoin de la localisation de mon épave… Pour le canot ?

- Vous pillerez à votre guise, si vous le souhaitez... soupire-t-il.
Il s'en fiche, il n'écoute que d'une oreille, car sur l'autre il appuie désormais un deuxième combiné.
- Non. Le fils de Bernt vous a localisée il y a quelques temps déjà. Il fait dans l'informatique. Et Bernt, celui qui pagayera pour vous... Excusez-moi. … Bernt?
- Monsieur Jeremias?
- Vous pouvez y aller, Bernt, elle vous attend.
- Très bien.
- Merci Bernt.
- Toujours un plaisir, monsieur Jeremias.
Il raccroche.
- Bernt passera vous prendre, il frappera à votre porte d'ici peu.
...
- Monsieur Jeremias, je crains que vous n'ayez mis fin à la mauvaise conversation.
...
- Merci, Bernt.
Il raccroche, réfléchit, puis recompose.
- Monsieur Jeremias?
- Ça y est, vous y êtes?
- Oui, monsieur.
- Allez-y, frappez.
Toc toc toc.
- Passez-lui le combiné, Bernt. … Lui c'est Bernt. Ne vous fiez pas à sa tête. C'est un gentil crapaud. Il vous amènera à l'épicerie de quartier, puis chez moi, et ira vous reconduire ensuite. Ne raccrochez pas, il faudra choisir le bon chocolat, une fois à destination.

Comment ça le fils de Bernt, que quoi… Mais qui êtes-vous au juste ?

Le téléphone se décroche de l’oreille, les yeux se braquent sur l’appareil. Elle s’exclame, seule : Il a raccroché ! Le Capitaine a une fâcheuse tendance à se draper dans l’arrogance. Mais il semble avoir certains moyens pour l'être. Elle va aller lui faire avaler son chocolat, et par tablettes entières s’il le faut. Tant pis s’il s’étouffe.

Apparemment, le Capitaine se présente comme être vraiment le chef des Pirates. Elle, une subalterne parmi tant d’autres. Ça ne lui plait pas beaucoup.

[…]

Elle ouvre la porte, vivement. Fait comme si elle n’était pas intriguée par le personnage devant sa porte, attrape le téléphone avec mépris. Sourit quand même à l’évocation du gentil crapaud.

Je ne vous demanderai pas pourquoi Bernt, ici présent,

Ne peut pas vous chercher trois tablettes de chocolat. D’accord, je l’ai demandé. Bien, trouvons les points positifs. Hum… Je ne paye pas la conversation ?

Ye-ah ! C’est parti pour l’aventure mon Capitaine !

- Mieux encore, je vous rembourserai même la conversation que vous ne payez pas.
Jeremias ajoute, rajoute, rajoute encore un appât sur l'hameçon. Inutilement, il alourdit le crochet, plutôt pour passer le temps, faire la conversation, jouer le rôle, le jouer bien surtout, que pour réellement appâter. Parce qu'en fait, ce n'est pas tellement de pêcher, dont il a envie, mais plutôt de harponner. Quand le poisson sera dans les parages, ce qu'il voudrait, c'est lui enfoncer l'arme dans le flanc. Il le fera griller dans son foyer, avant de se le servir.
- Bien que vous ne l'ayez qu'indirectement demandé, vous voulez que je vous dise pourquoi je n'envois pas Bernt acheter le chocolat?
Glou glou glou... Il se désaltère avant de poursuivre.
- Bernt, avec ses énormes mains potelées, casse les tablettes. Ce n'est pas intentionnel, mais il le fait immanquablement. Et j'aime avoir le loisir de morceler moi-même mes victimes. Vous seriez bien aimable, donc, de faire montre de délicatesse à l'endroit de votre charge. D'ailleurs, vous devriez bientôt être en mesure de quérir votre fardeau. Bernt vous remettra l'argent nécessaire.
Et maintenant, concentration.
- Vous les trouverez dans la rangée trois. Sixième étagère. Deuxième tablette à partir du haut. 1888-origin-master-blend-70%-balanced-flavour-favorite-cocoa-blend-from-year-1910-malmö-chokladfabrik-since-1888. Prenez-en dix tablettes. Plutôt neuf. Et prenez aussi un magazine Se & Hör. Vous lisez Se & Hör? On m'a dit que le dernier numéro était particulièrement instructif.

Non, non. Ce ne sera pas nécessaire, pour la conversation

Elle écoute ce qu’on lui dit, à l’autre bout du fil, en suivant docilement Bernt. Monte en voiture. Elle se sent un moment désolée pour le portrait que fait le Capitaine de la personne qui l’escorte. Elle imagine tête de crapaud et mains d’ogre. Ce n’est pas très séduisant.

Je ferai de mon mieux, mais vous partez avec un handicap. Je suis loin d’être adroite

Descente de voiture. Épicerie.

Rangée Une. Deux… Trois ! Sixième étagère… Hm… Ah voilà ! Neuf vous dites…

Très pratique… Se & Hör… Sérieusement ? Bon…

Je reviens, deux secondes…

Non, je ne le lis pas. Ça ne m’intéresse pas vraiment. Enfin, j’ai du le feuilleter, une fois ou deux. Pour vérifier… Quelque chose.

Tiens, il passe Intermezzo cette semaine… J’ai du mal à cerner en quoi Se & Hör peut être instructif… Divertissant, à la limite… Vous pouvez me dire quel dossier vous intéresse ?

Elle referme le magazine, le passe sous son bras et se charge de ramener le précieux chocolat à l'endroit où elle a laissé Bernt plus tôt.

- Ne vous moquez pas, il en va de votre pourboire, pirate.
Se & Hör. Nulle autre que. Avec en couverture une fraîche starlette suédoise qui dévoilera aux heureux lecteurs comment elle a fait pour retrouver sa taille d'anorexique après son accouchement!
- Vous voulez voir Intermezzo? Aucun problème. Sans doute pourrais-je même vous dégoter quelque sympathique escort boy.
Oui, car là où il bosse...
- Faites gaffe aux tablettes!
Il entend la portière claquer, la voiture redémarrer. Le butin arrive. Calme, Jeremias, calme. Le sucre est en route. Et même, pour l'occasion, il a enfilé sa perruque blonde. Juste pour toi, Jeremias.
- Les très talentueux artisans de Se & Hör ont eu la très originale et très brillante idée de présenter, cette semaine, certains des plus intéressants spécimens suédois. J'entends les artistes de ce monde, les vrais. Les musiciens, évidemment. Mon frère jumeau est musicien. Vous l'y verrez sans doute, il présentait une série de concerts, cet hiver. Il me ressemble beaucoup, mais j'ai meilleure mine.
Quinte de toux.
- Demandez à Bernt si vous y êtes. … Ça y est, vous y êtes? … Maintenant? Maintenant? Maintenant? Et maintenant?

Un film, c’est long. Pour quelques minutes de passage

s’entête t-elle.

Elle répond : « Promis ! » immédiatement derrière l’ordre soufflé dans le combiné. Elle pose le chocolat à ses côtés avec le plus de soin possible. Le magazine trouve place sur les genoux, elle tourne les pages fiévreusement tout en répondant distraitement à son interlocuteur :

Un frère jumeau, hein…

Je ne m’intéresse pas à la musique…

Les visages se succèdent, elle en connait certains, en découvre d’autres. Les choses évoluent vite en trois ans. Surtout dans le domaine de la musique. Le cœur se serre à un moment. Se & Hör va valser sur le chocolat.

Oh…

Elle vérifie de ne pas avoir fait tomber une des tablettes.

Bernt… Hum… Euh oui… Excusez-moi, sommes-nous… Hum… Sommes-nous bientôt arrivés ?

Le magazine est de nouveau ouvert sur les genoux. Elle a trouvé le Capitaine. Ou plutôt son double. C’est vraiment troublant de ressemblance. Les yeux se baladent dans les colonnes. Elle n’entend pas l’insistance de son interlocuteur. Elle lève la tête de sa lecture, il semble que la voiture est arrêtée.

Nous sommes arrivés ? ... Je crois que nous sommes arrivés Capitaine

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